Les recherches du CIENS se structurent autour de trois axes :
– une réflexion sur les rapports entre l’Europe et la dissuasion nucléaire, avec en toile de fond la question très actuelle de l’autonomie stratégique européenne;
– une analyse du statut des savoirs stratégiques, entre académie et expertise, impliquant dès lors une démarche réflexive sur ce que le CIENS tente de faire à la jonction de ces deux mondes;
– enfin, un travail sur l’émergence des nouveaux domaines de conflictualité, avec en particulier un pôle dédié à la dimension cyber appelé à se renforcer dès 2025. (disponible en PDF sur ce lien)
1- Europe et dissuasion nucléaire
Dans un contexte où les grands équilibres euro-atlantiques et mondiaux vacillent, le premier axe du CIENS vise une exploration des rapports entre Europe, Européens et dissuasion nucléaire, et se décline en trois questionnements : (1) sur la diversité et les convergences des trajectoires nucléaires européennes ; (2) sur les politiques européennes de maîtrise des armements et désarmement, en tant qu’elles conditionnent l’architecture de sécurité européenne ; (3) sur les conditions de possibilité de l’autonomie stratégique européenne.
Trajectoire(s) nucléaire(s) européenne(s) ?
À travers la notion de « trajectoire nucléaire », ce premier sous-axe vise à explorer d’une part la pluralité des expériences historiques européennes de l’âge du nucléaire et de la dissuasion, à différents niveaux (celui des citoyens et des opinions publiques ; celui du stato-national et de l’interétatique ; celui, européen, des divers essais d’intégration ou de coopération incluant plusieurs États), et d’autre part, l’hypothèse de l’émergence d’un rapport spécifique des Européens à l’arme nucléaire, en répertoriant certaines récurrences, certaines circulations, potentiellement constitutives d’une approche “européenne” commune du fait nucléaire, par-delà les profonds clivages qui ont divisé les Européens (entre pays nucléaires et non nucléaires ; entre d’une part décideurs politiques, diplomates et militaires, et d’autre part, sociétés civiles et opinions publiques ; ou encore entre « gaullistes » et « atlantistes »). En intégrant les apports de l’histoire culturelle et des études stratégiques, il s’agirait d’une part d’interroger l’existence d’une culture stratégique et nucléaire commune proprement « européenne » et d’autre part d’explorer les imaginaires nucléaires des sociétés européennes confrontées à l’équilibre de la terreur. Examiner l’hypothèse d’une spécificité européenne dans le rapport au nucléaire, c’est corollairement poser la question de ce qui différencierait les Européens d’autres grands ensembles géopolitiques (Asie, « Sud Global », ou même les deux superpuissances de l’époque de la Guerre froide, URSS/Russie et États-Unis). Il ne s’agit nullement ici de parvenir à une définition univoque et statique de ce qui fait l’européanité nucléaire, ni de construire des dichotomies simplistes et artificielles entre l’européen et le non-européen, mais d’examiner comment « l’Europe », en tant que projet de construction d’une unité, ou à tout le moins d’une cohérence entre les puissances du Vieux Continent, a pu être interprétée et utilisée dans la définition de soi et de l’autre, par exemple dans l’évolution des rapports entre Européens et Américains ou Européens et Soviétiques.
Les politiques européennes de maîtrise des armements (et de désarmement) à l’aune des (re)structurations des rapports de puissance
Depuis 1945, et loin de la linéarité parfois supposée par les récits experts, les politiques de maîtrise des armements nucléaires, de lutte contre la prolifération et de désarmement ont fait l’objet de multiples investissements et réinvestissements à la fois aux niveaux national et international. Si les dispositifs de maîtrise des armements en Europe ont joué un rôle crucial dans la réduction des tensions pendant la guerre froide, ils semblent aujourd’hui mis à mal par les recompositions contemporaines (érosion de la puissance américaine, montée en puissance de la Chine, impérialisme russe, avènement de nouvelles technologies etc.). De quoi sont fait empiriquement ces processus de reconfiguration des mécanismes internationaux de sécurité internationale ? Comment se manifestent-ils en pratique(s) ? Quels liens ces pratiques entretiennent-elles avec les structures de pouvoir internationales ? Ce deuxième sous-axe vise à explorer les processus sociaux de composition et recomposition des politiques et institutions de maîtrise des armements, au prisme des relations et transactions entre champs politique, juridique, militaire et scientifique. Il s’agit aussi d’enquêter sur les interactions de ces processus avec la transformation des équilibres stratégiques et la production d’“architectures de sécurité” régionales et internationales. L’étude de la cristallisation comme du délitement de ces dispositifs permet de saisir les relations entre luttes politiques nationales et internationales, et de poser la question de la marginalité du rôle des États européens dans l’institutionnalisation de « l’architecture de sécurité européenne ». Ce sous-axe vise donc, premièrement, à éclairer les soubassements de ce paradoxe apparent, entre centralité de l’Europe comme enjeu et marginalité des Européens en tant qu’acteurs de leur propre sécurité ; deuxièmement, à prendre appui sur une socio-histoire des institutions de maîtrise des armements en Europe pour mieux rendre compte des transformations stratégiques contemporaines et de leurs effets sur les politiques européennes.
« Autonomie stratégique européenne »
Le troisième sous-axe a pour objectif de s’interroger sur la possibilité d’une « autonomie stratégique européenne » ou d’une « Europe puissance ». Si l’idée d’une politique étrangère et de défense européenne se développe au cours des années 1990, à la suite du Traité de Maastricht, puis à partir du Traité de Lisbonne avec la création du Service européen pour l’action extérieure, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a placé le renforcement des capacités militaires européennes au cœur de l’attention politique et des études stratégiques. Il s’agit d’étudier le développement des capacités militaires européennes, les tentatives de mise en commun et de coordination des armées nationales, et les limites rencontrées dans le rapprochement des doctrines et des techniques militaires en Europe. On explorera en particulier les liens entre la défense européenne et l’Organisation du traité nord-atlantique (OTAN) et la possibilité de développer un pilier européen autonome au sein de cette dernière, dans un contexte où l’investissement américain en faveur de l’Alliance est régulièrement remis en cause. Par ailleurs, nous interrogerons l’apparition progressive des questions économiques, industrielles, énergétiques et technologiques dans les discours stratégiques européens, et les conséquences que la militarisation de ces objets pourrait avoir. Ce sous-axe invite enfin à examiner comment les différents pays européens perçoivent les questions stratégiques, et comment chacun d’entre eux définit son rapport à la défense de son territoire, ou d’un territoire en commun – qu’il s’agisse du territoire “européen” ou de celui de l’Alliance atlantique.
II. Savoirs stratégiques : entre académie et expertise
Le deuxième axe de recherche du CIENS propose de s’intéresser aux savoirs stratégiques, à leurs usages, à leurs modes de production, et dès lors aux relations qu’entretiennent les espaces académiques et les espaces politiques et administratifs dans leur approche des affaires nucléaires et stratégiques. L’enjeu de cet axe est de développer une approche réflexive sur le statut tout à fait spécifique du CIENS, à la jonction du monde de la recherche et de celui de la prise de décision politico-stratégique, et plus largement : (1) sur les relations entretenues entre universitaires et praticiens sur le nucléaire de défense et les questions stratégiques ; (2) sur les enjeux normatifs de la dissuasion ; (3) sur les savoirs stratégiques au-delà de l’Occident.
Recherche, expertise et pratiques des enjeux stratégiques
La spécificité du CIENS, comme point de rencontre entre enseignants-chercheurs et experts, invite tout particulièrement à s’intéresser aux différences d’approches et d’apports, mais aussi aux relations entretenues entre universitaires et praticiens sur l’objet d’étude du nucléaire militaire. L’émergence de savoirs sur la stratégie et de savoirs militaires ne constitue pas une nouveauté propre au XXe siècle. Néanmoins, après la Seconde Guerre mondiale, l’enrôlement d’experts dans la conduite de la guerre froide et la structuration des disciplines de la science politique et des relations internationales, soutenus notamment par des organisations comme l’UNESCO ou des fondations philanthropiques américaines, constituent un nouveau contexte d’enrôlement des savoirs dans la conduite des affaires internationales. En posant la question du rapport entre universitaires et experts sur les savoirs stratégiques, ce sous-axe invite ainsi à penser la place du nucléaire militaire comme objet d’étude dans la constitution de champs disciplinaires et dans leurs évolutions les plus marquantes. Dans une perspective complémentaire sur la construction de savoirs stratégiques et dans la lignée des travaux consacrés aux « sciences sociales de guerre froide », il s’agira aussi de mettre en évidence comment les tensions Est-Ouest ont favorisé le développement de certains paradigmes en sciences sociales. Il s’agira enfin de questionner la dimension applicative des savoirs sur le nucléaire militaire, en s’interrogeant plus particulièrement sur la diffusion d’études et de modèles en sciences sociales vers des champs administratifs et politiques et en analysant les manières dont des références savantes et/ou expertes deviennent des références d’État.
Enjeux normatifs de la dissuasion
En s’appuyant sur les travaux menés au sein du séminaire “Éthique et armes nucléaires”, organisé par le CIENS durant les premières années de son existence, ce deuxième sous-axe vise à poursuivre l’exploration des dilemmes moraux posés par la dissuasion nucléaire en soulignant la centralité qu’ont pu avoir certains philosophes du XXe siècle (Karl Jaspers, Jean-Paul Sartre, Raymond Aron, Thérèse Delpech, Pierre Hassner entre autres) dans les manières de penser l’arme nucléaire, sa (non-)utilisation et plus généralement la reconfiguration des concepts de guerre et de paix allant de pair avec ce qu’on a appelé “l’âge nucléaire”. L’arme nucléaire, qui contient la violence dans les deux sens du terme, à la fois comme incarnation de la démesure et seul instrument capable de limiter cette démesure, apparaît en effet comme “un opérateur d’universalisation”, l’humanité prenant conscience de son unité face à une menace existentielle qui la concerne toute entière. L’ère de la dissuasion nucléaire peut dès lors être pensée en tant que phase transitoire (ou via la notion de mal nécessaire), permettant, dans l’immédiat, l’absence de conflit cataclysmique entre grandes puissances (la “pax atomica”, ou paix dans son acception négative), mais ne devant nullement empêcher de rechercher activement hic et nunc les conditions de son dépassement vers une paix réelle ou positive, fondée sur la coopération entre États et un désarmement complet – inscrite donc dans un horizon cosmopolitique hérité des Lumières, présupposant une transformation de l’homme et de l’organisation politique de l’humanité. Au sein de ce sous-axe, les réflexions sur les enjeux normatifs liés à la dissuasion pourront se poursuivre par un questionnement sur l’articulation entre dissuasion nucléaire et démocratie.
Des savoirs stratégiques au-delà de l’Occident
En s’efforçant de proposer un décentrement de l’analyse des modèles stratégiques aux XXe et XXIe siècle, ce dernier sous-axe a pour enjeu l’étude des savoirs stratégiques au-delà de l’Occident. Depuis la fin de la guerre froide, aussi bien l’origine géographique des pays où le risque nucléaire est considéré comme le plus prégnant (Corée du Nord, Iran, et plus généralement la région Asie-Pacifique) que celle des pays qui ont été parties prenantes au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), obligent à décentrer le regard pour s’intéresser à de nouveaux terrains d’analyse des savoirs stratégiques. En ce sens, ce sous-axe s’inscrit dans une littérature particulièrement féconde sur la prolifération et la non-prolifération, fondée sur des terrains d’enquête extra-occidentaux. Ces travaux ont permis de mieux mettre en avant les enjeux coloniaux du nucléaire militaire (en Inde et au Kazakhstan), mais aussi les dynamiques d’abandon ou de renoncement aux armes nucléaires dans des contextes politiques changeant radicalement (Afrique du Sud et Ukraine), ou encore d’insister sur l’imbrication entre reconnaissance sur la scène internationale et nucléaire militaire (Chine et Brésil). Outre un décentrement géographique, ce dernier sous-axe invite aussi à appréhender l’objet du nucléaire militaire au sein de nouveaux terrains d’enquête extra-occidentaux, que ce soit en insistant sur la question de l’approvisionnement en ressources naturelles et techniques ou encore, en bout de chaîne, sur les essais nucléaires. En s’inscrivant résolument dans une approche interdisciplinaire, il questionne enfin les catégories de pensée dans l’analyse du nucléaire militaire, et plus précisément, les dynamiques de circulation, appropriation et distorsion des théories, méthodes et concepts qui sont utilisés dans l’analyse des enjeux stratégiques (par exemple la notion d’“État-voyou”, celle de “puissance nucléaire responsable” ou “irresponsable”, ou encore la dichotomie entre “l’Ouest et le Reste”).
III. Nouvelles conflictualités et avenir de la dissuasion
Le troisième axe de recherche du CIENS invite à prendre en considération, au sein des questions stratégiques, de nouveaux espaces de conflictualité et de nouveaux acteurs, dans la mesure où l’émergence de ces espaces et acteurs peut accroître ou compliquer les risques d’une montée aux extrêmes.
Cyber et espace extra-atmosphérique
Ce sous-axe vise à éclairer les mécanismes et enjeux spécifiques des compétitions politiques, militaires et économiques qui se déploient dans le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique, traversés par de nouvelles formes de conflictualité. Ce sous-axe étudie en particulier les questions stratégiques « cyber ». Les deux premières décennies du XXIe siècle, marquées par la numérisation croissante des sociétés et des économies, ont en effet vu un « cyberespace » s’affirmer comme nouveau champ de confrontation stratégique et de compétition entre États. En multipliant les « zones grises » qui brouillent les espaces et la définition de la guerre, le cyberespace soulève des défis spécifiques. Comment définir les menaces sécuritaires relevant du cyberespace ? Comment se façonnent les réponses apportées à des attaques ou incidents qui restent en deçà du seuil du recours à la force armée ? Comment identifier et prévenir les risques d’escalade et de conflits armés pouvant naître d’un incident cyber ? Comment s’élaborent les normes permettant de régir la conduite des États dans le cyberespace ? Ce sous-axe étudie aussi les questions stratégiques au prisme de l’espace extra-atmosphérique. Le tir antisatellites de la Russie en novembre 2021 ou encore le lancement réussi d’un satellite espion par la Corée du Nord en novembre 2023 sont révélateurs d’une militarisation accrue de l’espace. Comment se structure la compétition politique, militaire et économique autour des enjeux spatiaux ? Quels sont les logiques et dispositifs de gestion des risques d’escalade spécifiques à ces espaces ? Dans ce contexte stratégique, quel rôle jouent les États européens? Quel rôle jouent les entreprises privées ?
Technologies, intelligence artificielle et nouveaux risques d’escalade
Le CIENS étudie également l’impact du développement de l’intelligence artificielle sur les questions stratégiques, notamment dans sa capacité à transformer notre rapport à l’information et à la prise de décision publique. Les intelligences artificielles modifient déjà les pratiques journalistiques, l’économie de l’information et les stratégies d’acteurs politiques nationaux et étrangers. Elles sont aussi appelées à transformer les pratiques étatiques de lutte informatique d’influence, ainsi que les contours des manœuvres militaires possibles dans l’espace médiatique, notamment à destination des « réseaux sociaux » lors de conflits ou d’opérations extérieures. Quel est l’impact des intelligences artificielles sur nos systèmes politiques à l’échelle nationale et internationale ? Quels sont les effets des intelligences artificielles sur l’information dans le cadre de campagnes électorales ou de conflits interétatiques ? Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère de la « guerre informationnelle » ? Quelles en sont les formes et les implications ? Cet axe vise aussi, plus largement, à étudier l’articulation entre développement d’une nouvelle technologie et l’apparition de nouveaux risques de conflictualité.
Avenir de la guerre et de la dissuasion
Enfin, le CIENS développe une recherche sur la restructuration des rapports de puissance, les modalités émergentes de conflictualité et leurs interactions avec la dissuasion nucléaire. Parmi les réflexions conduites dans le cadre de ce sous-axe, il s’agira d’analyser quels enjeux représente l’implication croissante d’entreprises privées dans la gestion de conflits de haute intensité. L’exemple de l’entreprise Starlink d’Elon Musk et de son rôle, amplement médiatisé, dans la mise en place d’un accès Internet rapide et sécurisé pour l’armée ukrainienne suite à l’invasion russe, témoigne de la nécessité d’affiner notre compréhension des nouvelles modalités d’implication du secteur privé dans les phénomènes de crise et de belligérance internationale. Il s’agira également d’étudier comment les questions énergétiques et environnementales interviennent dans les rivalités contemporaines de puissance. Comment ces problématiques sont-elles prises en compte dans les affaires militaires ? Enfin, l’émergence de nouvelles technologies questionne à chaque époque la pérennité de la stabilité stratégique régionale ou globale. Quels sont à cet égard les spécificités et les risques représentés par les équilibres en train de se créer ? Comment la généralisation de l’usage des drones, les évolutions du droit international, le réinvestissement stratégique de l’espace extra-atmosphérique, l’intégration des intelligences artificielles dans les systèmes d’armement et les dispositifs décisionnels, sont-ils susceptibles de peser sur la conflictualité interétatique, le dialogue stratégique et l’avenir de la dissuasion nucléaire ?