L’uranium, entre science et politique

Pierre-Louis Six, historien et chercheur associé au CIENS, donne une conférence à l’occasion de la Nuit de l’ENS, ce rendez-vous exceptionnel qui a lieu tous les deux ans et qui permet au grand public de découvrir les mille facettes du savoir de l’ENS. Cette année, le thème choisi est l’énergie. Dans ce cadre, Pierre-Louis Six a choisi d’aborder la question de l’uranium. Il répond à nos questions.

Sous quel angle avez-vous choisi d’aborder le minerai ? 

Je vais évoquer comment l’uranium a influencé les modes de gouvernement à partir de la Seconde Guerre mondiale en insistant sur ce qu’une approche en termes de matériaux en histoire permet de révéler sur l’énergie dans nos sociétés. L’histoire de l’uranium démarre à la fin du XIXème siècle avec la découverte de la radioactivité naturelle du minerai par Pierre et Marie Curie, puis les découvertes scientifiques successives au début du XXème siècle sur la structure de l’atome, le neutron, le proton et l’électron. 

L’uranium a d’abord été pensé par des physiciens avant d’être utilisé dans un cadre militaire et civil. Ce qui m’intéresse ici c’est de voir comment on peut retracer le parcours de ce minerai sur une période assez longue (depuis 1945 jusqu’à nos jours). Il s’agit de prendre en compte la variété des acteurs qui interviennent (géologues, physiciens, dirigeants politiques, militaires et diplomates) dans l’histoire de son utilisation pour tenter de restituer les jeux de pouvoir et comprendre comment ils interrogent le rapport entre science et politique. 

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’uranium et comment avez-vous mené vos recherches ? 

Je suis un spécialiste de la politique étrangère russe et de ses élites diplomatiques. En raison du contexte actuel de la guerre en Ukraine, je ne suis plus en mesure de consulter les archives à Moscou. J’ai dû décentrer mon regard et trouver un autre point de vue pour continuer à travailler sur la politique étrangère russe dans une perspective en socio-histoire. L’uranium m’a permis de m’interroger sur la manière dont cette ressource a été appréhendée en Europe à l’Est et à l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale. 

J’ai pu consulter les archives de l’Euratom à l’Institut Universitaire Européen, situé à Florence en Italie. J’ai aussi consulté les archives fédérales militaires et diplomatiques américaines qui fournissent beaucoup d’informations sur cette période. 

A l’Ouest, était promue la libre circulation des personnes, des services, des produits et des capitaux. Cette idée était aussi au coeur de la construction européenne. Or, l’uranium, par essence, s’accommode difficilement avec cette idée. À cette époque, il y avait beaucoup d’inquiétudes concernant les mouvements des savants et des physiciens dont certains étaient vus comme susceptibles d’aider d’autres nations à produire la bombe. La finalité du minerai dans une perspective militaire ou civile interroge également et cela m’intéressait de documenter de quelles manières ces paradoxes ont été gérés à l’Ouest. A l’Est, la soviétisation de l’Europe pose une question centrale pour l’URSS d’un accès sécurisé à l’uranium en Allemagne de l’Est et en Tchécoslovaquie. Mon approche est d’analyser comment, dans des régimes très différents, cette matière est appréhendée et quelle influence elle a eu et continue à avoir sur les relations entre Etats et les modes de gouvernement à l’intérieur de ces derniers. 

Comment liez-vous le concept de « nucléarité contingente » à vos recherches ? 

Ce concept de Gabrielle Hecht tiré de son étude de l’uranium en Afrique a montré tout l’intérêt qu’il y avait à partir du minerai pour mettre en évidence le caractère relatif de la nucléarité. Elle s’est focalisée sur le continent africain pour insister sur le fait que les pays où se trouvent les gisements ont été de fait exclus du monde nucléaire après 1945. En d’autres termes, ce n’est pas le minerai par lui-même qui est nucléaire mais bien la manière dont il est appréhendé. Ce concept m’aide dans mes recherches où je constate la fréquente versatilité de l’uranium qui va alternativement être considéré d’un point de vue économique et dans d’autres contextes, d’un point de vue politique et militaire. 

Un exemple pour illustrer mon propos. Durant les discussions préliminaires au traité de l’Euratom signé en 1957 dans le cadre des Traités de Rome qui instaurent les communautés européennes est discutée la création d’une usine d’enrichissement d’uranium commune à l’Allemagne de l’Ouest, la France, la Belgique, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Le but est de ne pas être dépendants d’autres pays dans l’approvisionnement d’uranium. Or, le projet va échouer. Les Etats-Unis proposent de vendre le minerai à un prix défiant toute concurrence à la fin des années 1950. L’intérêt économique d’une usine d’enrichissement commune va donc disparaître. Le minerai est d’abord vu d’un point de vue politique, puis du point de vue de sa rentabilité économique. 

Pierre-Louis Six donne un cours au Semestre 1 intitulé : Théories et sociologie politique des relations internationales.